"Jamais les sciences sociales n’ont été si nécessaires, jamais elles n’ont été si menacées. Jamais elles n’ont produit autant de critiques des préjugés, jamais elles n’ont eu, relativement, si peu d’écho public" - Champ libre aux sciences sociales (2013), p. 1.
La violence de l’offensive, subie par les Sciences de l’Homme et de la Société (SHS) depuis plus de vingt ans, a été amplifiée par des réformes portant sur la réorganisation de la recherche dans l’Université. Elle s’est donc souvent abritée derrière des alibis techniques de "rationalisation", facilitant leur normalisation, c’est-à-dire réduisant significativement le périmètre d’une recherche véritablement scientifique : il faut admettre que la mise au pas de la pensée critique est à l'agenda politique. Or, les SHS, si elles sont contraintes d'abandonner leur vocation critique, se résument à de simples discours idéologiques, voire à des litanies d'experts. Certes le phénomène n'est pas nouveau en lui-même, mais il a pris une envergure sans équivalent. Et désormais, "lorsqu’elles ne servent pas d’expertise aux pouvoirs, les sciences sociales sont rendues invisibles, interdites d’usage" - Champ libre aux sciences sociales (2013), p. 2].
La mise au pas de la pensée critique par les autorités de tutelle peut emprunter la voix d'un discours utilitariste sur la recherche, mais elle peut aussi être la conséquence des modalités de reproduction des disciplines, qui peuvent s’abriter dans l’Université derrière une formalisation statistique sans objet, publiée selon la norme anglo-saxonne, dans des revues scientifiques marchandes et exprimée dans un "sabir atlantique". Il en résulte des carences dans la construction scientifique des objets d’analyse, qui devraient au contraire répondre à l’exigence formulée par Pierre Bourdieu : "La recherche scientifique s'organise en fait autour d'objets construits qui n'ont plus rien de commun avec les unités découpées par la perception naïve. [...] Plus généralement, c'est parce qu'elle se représente la division scientifique du travail comme partition réelle du réel que l'épistémologie empiriste conçoit les rapports entre sciences voisines, psychologie et sociologie par exemple, comme conflits de frontière" [Bourdieu, P., J. Chamboredon et C. Passeron (1968), p. 59-60]. De cette empirie découle un vide abyssal de la pensée. Des pans entiers de questions "socialement jugées sociales" [Desrosières, A. (1993)], délaissées par les chercheurs universitaires, sont au mieux évoquées ici ou là au prix d’une empirie qui parfois revendiquée cache mal son contenu idéologique, et souvent dénigre à l’avance toute éventuelle tentative de théorisation ou de conceptualisation.
Dans ce contexte politique et institutionnel, il paraît nécessaire de mettre en perspective le cheminement de la pensée en sciences humaines et sociales pour en révéler les bifurcations, et renouveler en profondeur la discussion méthodologique et épistémologique.